Dear all,
Le monde ne va pas comme nous l’avions imaginé. Il ne suit plus les trajectoires prévues, les modèles hérités, ni les récits rassurants des décennies passées. Il se recompose à vive allure, dans des tonalités tantôt brutales, tantôt inattendues. Et il avance — c’est là le plus frappant — avec ou sans notre assentiment d’Européens en quête de sens.
Donald Trump traverse le Proche-Orient en César de l’ère digitalo-financière, escorté de PDG-stars, de robots humanoïdes et de promesses d’investissement à dix chiffres. À San Francisco, Sam Altman et Jony Ive esquissent, dans un café aux allures de Naples idéalisée, l’objet fondateur de l’après-iPhone — encore informe, mais déjà valorisé 6,5 milliards. À New York, Jamie Dimon structure une cellule de veille géopolitique pour préparer les entreprises à l’effritement de l’ordre de Yalta. À Paris, les patrons du CAC 40 défilent devant des commissions parlementaires devenues les nouvelles tribunes des Princes des villes, pour reprendre la belle formule de Michel Berger — dont la chanson, soit dit en passant, n’a pas pris une ride (Michel, tu nous manques aussi).
C’est un monde d’algorithmes, de capital souverain et d’intelligence artificielle, mais aussi de verticalité retrouvée, de récits puissants, de recompositions géostratégiques. Un monde instable, parfois déroutant, mais indéniablement réel.
Alors mieux vaut l’observer que le déplorer. Mieux vaut en apprendre les codes plutôt que feindre son inexistence. Ce monde-là n’est pas celui que nous avions rêvé. C’est celui qu’il faut comprendre — et, peut-être, demain, infléchir. Dans ce monde, un PDG qui réalise 25 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis ne peut qu’espérer un “deal” avec l’Amérique de Trump. What else ?
Dans ce paysage mouvant, le capitalisme familial reste sans doute le plus puissant de tous. Antidote au court-termisme, rempart contre les emballements de l’histoire, il incarne un esprit de continuité, une éthique de l’investissement et, surtout, une forme rare de détachement. Et le détachement, en 2025, c’est peut-être cela, le vrai luxe. C’est l’objet du club que j’ai lancé avec mes partenaires, Future of Families, au titre self-explanatory, et qui en est déjà à son 4ème évènement, et bientôt le 5ème.
À défaut de consensus, restons lucides. Et actifs.
Avec toute mon amitié. Et surtout, une très belle fête des mères à toutes les mamans — et en particulier à ma femme, qui a rejoint ce magnifique club, et à notre beau projet commun.
Excellent dimanche,
Grégory
Damien Hirst
Guilded Blossom - © Sotheby’s - Private Sales - Vous pouvez cliquer ici pour vous renseigner
L’Édito de Dimanche 7 —> Trump au Proche-Orient : fresque d’un monde en mutation
Au terme d’une tournée qui tient de la fresque géopolitique autant que de la comédie humaine (et parfois juste de la “bromance”), Donald Trump a encore un peu plus redessiné les lignes du Proche-Orient. Un ballet orchestré autour de l’intelligence artificielle, de la diplomatie transactionnelle et de la puissance du récit, reléguant les anciens dogmes au rang d’archives poussiéreuses.
Plus qu’un simple déplacement, cette odyssée aérienne — marquée par la polémique autour d’un Boeing de luxe offert par le Qatar — a consacré un président résolument à l’aise en Orient, en profonde résonance avec la nouvelle génération de souverains : MBS, MBZ, Al Thani. Tous portent un projet mêlant modernité technologique, soft power assumé et hard power maîtrisé.
Un entourage à la Duc de Saint-Simon : pouvoir et innovation mêlés
Trump était accompagné d’un aréopage politico-économique digne d’un chapitre des Mémoires :
Marco Rubio (État), Pete Hegseth (Défense), Scott Bessent (Trésor), Howard Lutnick (Commerce), Susie Wiles (cheffe de cabinet) et Steve Witkoff (envoyé spécial) ;
Une trentaine de figures du capitalisme américain : Elon Musk, Andy Jassy, Sam Altman, Jensen Huang, Jane Fraser, Stephen Schwarzman, Larry Fink, Reid Hoffman, etc.
Clin d’œil à Vélasquez : Musk a présenté ses robots Optimus à Trump et MBS, fusion spectaculaire du génie industriel et de l’imaginaire technologique.
Mon livre préféré - Les Mémoires - Saint-Simon
Promesses d’investissement : la géopolitique du chiffre
Arabie saoudite : 600 milliards de dollars, dont 142 pour la défense, le reste réparti entre IA, infrastructures et industrie.
Émirats arabes unis : 1 400 milliards sur dix ans, avec un accent sur les data centers, la souveraineté numérique et la cybersécurité.
Qatar : 200 milliards, dont une méga-commande Boeing, investissements dans la défense, la recherche et la deeptech.
L’intelligence artificielle, nouveau pétrole du Golfe
Livraison de centaines de milliers de puces Nvidia H100 aux Émirats ;
Lancement de Humain, future licorne IA saoudienne ;
Création de campus hyperscale à Abou Dhabi ;
Alliances stratégiques entre Amazon, Google, OpenAI, Qualcomm et les fonds souverains du Golfe.
Washington, dans un geste symbolique, assouplit ses restrictions sur l’exportation de puces vers ses alliés régionaux.
Problématisation : un nouveau système-monde
Trump, devenu "président oriental", en épouse les codes : fastes, verticalité, vision à long terme. Inspiré par les Accords d’Abraham, il substitue au rêve néo-conservateur de regime change une foi pragmatique dans le génie local. À la paix imposée succède le pari de la prospérité partagée.
Son discours au forum américano-saoudien sonnait comme un renversement : fin de l’ère Obama, oubli du nation-building. Place à une politique du deal, fondée sur le commerce, la stabilité, la modernité technologique — et non la guerre.
Dans une région longtemps en tension, les capitales du Golfe réussissent un tour de force : devenir les Singapour d’un XXIe siècle multipolaire, riches de pétrodollars, mais surtout d’infrastructures financières, de hubs technologiques et d’ambitions globales.
La tournée Trump consacre ainsi l’émergence d’un nouveau Proche-Orient : un laboratoire à ciel ouvert, où capital, puissance et IA dessinent les contours d’un nouvel ordre post-occidental.
PS :
L’irrésistible ascension de la famille Trump dans l’univers crypto fascine autant qu’elle interroge. Avec World Liberty Financial, les Trump et leurs associés ont levé plus de 550 millions de dollars, surfant sur la vague de la finance décentralisée. Leur stablecoin USD1 vient d’être choisi pour finaliser un investissement record de 2 milliards de dollars des Émiratis dans Binance, faisant des Émirats un hub crypto d’envergure mondiale. Parallèlement, Trump a lancé une « Crypto Strategic Reserve » pour positionner les États-Unis comme leader du secteur. Entre soft power, business et influence politique, la saga Trump-crypto incarne ce brave new world où la frontière entre affaires et pouvoir s’efface.
OpenAI Unites With Jony Ive in $6.5 Billion Deal to Create A.I. Devices (New York Times, May 21, 2025)
Par Mike Isaac et Cade Metz
Propos introductif :
La vidéo est apparue un soir de semaine. Sam Altman (OpenAI) et Jony Ive (io, ex-Apple) s’y retrouvent dans un café de San Francisco aux allures d’Italie — j’y ai presque cru. Deux amis, deux esprits brillants, qui se prennent dans les bras et affirment vouloir bâtir ensemble l’objet fondateur de notre nouvelle ère. Un device pour l’âge de l’IA, encore sans forme mais déjà sacré.
Comme eux, je ressens parfois, en pianotant sur mes machines actuelles, une forme de décalage. Le hardware a pris du retard. Il ne correspond plus à l’élan dans lequel nous sommes. Un peu comme Cosmopolis de Don DeLillo interrogeait la monnaie, nous devons interroger nos outils.
L’anecdote — ou le vertige — c’est que io, à peine née, sans produit sur le marché, est déjà valorisée 6,5 milliards de dollars… soit l’équivalent d’une petite capitalisation du CAC40. Autrement dit : un homme, une vision, un avenir. Bonne chance à eux.
A retenir :
OpenAI annonce l’acquisition de la start-up io, fondée il y a un an par Jony Ive, ex-designer emblématique d’Apple, pour un montant record de 6,5 milliards de dollars en actions.
Objectif : inventer une nouvelle génération d’appareils grand public, conçus dès l’origine pour l’intelligence artificielle, et dépasser l’ère du smartphone initiée par l’iPhone en 2007.
Jony Ive, accompagné de son studio LoveFrom, prendra la direction créative et design de l’ensemble des produits OpenAI, tout en conservant l’indépendance de LoveFrom.
L’équipe d’io (55 ingénieurs et designers, dont plusieurs anciens d’Apple) rejoint OpenAI et travaillera à San Francisco pour accélérer la concrétisation de ces nouveaux dispositifs.
Sam Altman, PDG d’OpenAI, et Jony Ive ambitionnent de créer des produits « qui élèvent l’humanité », misant sur des objets « sans écran », capables d’interagir de façon fluide et contextuelle avec leur environnement, à l’instar de compagnons intelligents ou d’accessoires portés sur soi.
Premier produit attendu en 2026, sans détails révélés à ce stade ; la promesse : une expérience radicalement nouvelle, « au-delà des produits hérités » selon Altman.
Cette acquisition, la plus importante d’OpenAI, intervient alors que l’entreprise cherche à renforcer son leadership face à Google, Apple et les nouveaux entrants de l’IA générative.
OpenAI, valorisée 300 milliards de dollars, poursuit ainsi sa mutation vers le hardware pour donner corps à l’IA généralisée, tout en restant sous pression pour générer des revenus et rassurer ses investisseurs.
Jony Ive voit dans ce partenariat l’aboutissement de son parcours, motivé par le désir de « réparer » les excès du smartphone et de replacer la technologie au service du bien commun.
Mr. Altman and Mr. Ive are effectively looking beyond an era of smartphones, which have been people’s signature personal device since the iPhone debuted in 2007. If the two men succeed — and it is a very big if — they could spur what is known as “ambient computing.”
Mr. Altman echoed the sentiment. “I don’t feel good about my relationship with technology right now,” he said. “It feels a lot like being jostled on a crowded street in New York, or being bombarded with notifications and flashing lights in Las Vegas.” He said the goal was to leverage A.I. to help people make some sense of the noise.
JPMorgan launches ‘lean and mean’ geopolitics arm as Jamie Dimon warns of changing world order (Fortune, May 22, 2025)
Par Greg McKenna
🌍 JPMorgan muscle son bras géopolitique : entreprises, préparez-vous à un monde plus incertain
Jamie Dimon, patron de la première banque américaine, voit la géopolitique comme le principal risque du XXIe siècle. Pour y répondre, JPMorgan crée un centre dédié, au service des PME comme des multinationales.
Le Center for Geopolitics, dirigé par l’ex-conseiller de Blinken Derek Chollet, ambitionne d’aider toutes les entreprises, des ETI aux grands groupes, à anticiper les fractures du monde.
In his most recent letter to shareholders, Dimon warned of a breakdown in the post–World War II order. He also reflected on its evolution in a note accompanying the new center’s first reports, recalling turning points such as 1968, when the country reeled from the assassinations of Martin Luther King Jr. and Robert F. Kennedy, and became increasingly divided over the Vietnam War.
“Today, I believe we are once again at a hinge point in history,” Dimon wrote.
Crise en Ukraine, tensions sino-américaines, réarmement industriel, cyberattaques massives : autant de menaces désormais stratégiques pour les acteurs économiques.
Dimon parle d’un "hinge point" historique, comparable aux grandes ruptures de l’après-guerre ou de 1968.
Dans sa dernière lettre aux actionnaires, il appelle à une vigilance accrue face à la désagrégation de l’ordre mondial.
Le centre publiera des notes régulières sur les nouvelles lignes de fracture : IA, mondialisation fragmentée, souverainetés économiques.
Les banques recrutent désormais ex-généraux et diplomates. Mais certains analystes critiquent l’objectivité et la profondeur de ces initiatives.
Chollet défend une approche lucide : « Il s’agit d’aider les clients à voir les virages à venir — et aujourd’hui, les virages sont nombreux. »
Chollet’s job is to ensure clients big and small are also positioned to take advantage of new opportunities. Many mid-market firms may operate internationally, he said, but often lack armies of consultants or enough internal expertise to look for insight beyond the headlines.
Private equity founder warns retail investors risk being saddled with worst assets (Financial Times, May 21, 2025)
Par Alexandra Heal
🧱 Private equity : le retail en bout de chaîne ?
L’ouverture croissante des fonds de capital-investissement aux particuliers pourrait transformer les investisseurs fortunés en dépositaires d’actifs illiquides. Orlando Bravo, fondateur de Thoma Bravo, soulève quelques points importants.
Le cofondateur du fonds américain Thomas Bravo, spécialiste du logiciel, s’inquiète des dérives potentielles liées à l’essor des fonds evergreen destinés aux particuliers.
Ces véhicules d’investissement à capital ouvert, sans durée fixe, drainent des flux importants, compensant le ralentissement des levées traditionnelles. Mais selon Orlando Bravo, ils risquent surtout de devenir le débouché d’actifs que les fonds ne parviennent plus à vendre.
Dans un contexte post-Covid marqué par des valorisations élevées et la remontée des taux, les fonds peinent à céder certains actifs acquis trop cher. Ils recourent alors aux véhicules dits de continuation – souvent auto-référencés – pour les loger ailleurs.
Le marché secondaire, longtemps discret, est aujourd’hui animé par l’arrivée massive de capitaux retail.
Ce mouvement, s’il répond à un besoin de liquidité, expose aussi les nouveaux entrants à une moindre transparence et à des risques mal maîtrisés.
« Le retail pourrait finir par sauver des sociétés que personne ne peut vendre », avertit Bravo, rappelant les limites de la sophistication financière hors des cercles institutionnels.
Note éducative - qu’est-ce-qu’un fonds evergreen ?
Un fonds evergreen est un véhicule d’investissement sans date de fin prédéterminée, contrairement aux fonds traditionnels de private equity qui ont généralement une durée de vie fixe (souvent 10 ans, renouvelable).
Caractéristiques principales :
Durée illimitée : Le fonds reste ouvert dans le temps, permettant d’investir et de désinvestir de manière continue.
Souscriptions et rachats réguliers : Les investisseurs peuvent y entrer ou en sortir à des dates définies (mensuelles, trimestrielles), avec des mécanismes de liquidité adaptés.
Valorisation fréquente : Les actifs sont revalorisés régulièrement pour refléter leur juste valeur, ce qui permet aux investisseurs de connaître la valeur de leur participation.
Public cible élargi : Ces fonds sont souvent conçus pour les particuliers fortunés ou semi-professionnels, avec des tickets d’entrée plus accessibles que les fonds institutionnels classiques.
Avantages :
Plus de souplesse pour les investisseurs.
Permet de diversifier une allocation long terme sans contrainte de sortie à date fixe.
Inconvénients (notamment soulevés par Orlando Bravo) :
Moins de transparence sur la qualité des actifs logés dans ces fonds.
Risque de finir avec des actifs "non vendables" que d’autres fonds veulent évacuer.
Sophistication moindre de certains investisseurs face à des produits complexes et illiquides.
Les patrons face au piège des commissions d'enquête parlementaires (Les Échos, 18 mai 2025)
Par Sharon Wajsbrot
Propos introductif de l’éditeur :
Une blague entre amis — qui, comme souvent, n’en était pas vraiment une — disait que les auditions parlementaires des grands patrons valent toutes les séries HBO. Et c’est vrai. On y entend beaucoup, on y voit clair, et parfois, on y touche du doigt une vérité nue.
Les grands PDG, à la différence des figures de la tech qui diffusent en continu leurs pensées sur X ou en podcast, cultivent en général la discrétion. Les entendre parler, sans filtre ni communicant, devant des élus parfois mal préparés, relève du privilège rare. C’est un théâtre d’ombres où, soudain, tout s’éclaire. Moi, j’adore ça.
Parce qu’au fond, il ne s’agit pas que d’économie ou de politique industrielle. Il s’agit de style, de sang-froid, de confrontation avec le réel. Et parfois, d’un éclat de vérité qui vous cloue sur place.
A retenir :
Les commissions d’enquête de l’Assemblée et du Sénat se sont imposées comme une nouvelle scène politique. Devenues quasi quotidiennes, elles exposent les dirigeants d’entreprise à un double risque : celui de la communication mal maîtrisée, et celui – plus insidieux – du glissement judiciaire.
Face à des élus en quête de visibilité, certains dirigeants choisissent l’affrontement (Olivier Andriès, Rodolphe Saadé), d’autres la pédagogie, non sans ironie (Luca de Meo). Tous savent que ces auditions, largement diffusées sur les réseaux sociaux, marquent les esprits.
Mais l’exercice est à hauts risques. Faux témoignages, violation de la confidentialité, convocations obligatoires : plusieurs avocats dénoncent un “tribunal sans garantie de procès équitable”. Dans un contexte d’hyper-médiatisation et d’instrumentalisation politique, le besoin d’un encadrement juridique renforcé devient pressant.
Comme le résume un grand patron : « J’étais convoqué pour ce que ma présence représentait, bien plus que pour ce que j’avais à dire. »
Merci et bonne lecture !