Chers tous,
En lisant la dernière édition de l’excellente revue Foreign Affairs (que je ne lis décidément pas assez) je découvrais cette excellente phrase attribuée à Lénine :
« There are decades where nothing happens, and there are weeks where decades happen ».
Alors nous y sommes. Nous sommes dans ce genre de semaines où des décennies se déroulent. Et je veux rendre hommage à mon tour à feu la Reine Elizabeth II, qui est partie avec tout un monde dans ses bagages 🧳, et a laissé un grand vide un peu partout dans nos cœurs, qu’ils soient ou pas britanniques. J’ai beaucoup aimé la phrase de notre Président dédiée à ses sujets :
« Pour vous, elle était votre reine. Pour nous, elle était la reine ».
Et c’est un peu cela. Loin de moi l’idée de me lancer dans le psychanalyse des Nations mais juste de poursuivre le fil 🧶 d’une intuition. Dans un monde en manque de repères — on a tous commencé au moins 50% de nos essais d’histoire-géographie comme ça, à Sciences Po et ailleurs — la couronne britannique, et en particulier la Reine, représentait un point fixe de dignité, de constance, et d’élégance. En plus évoquer la monarchie nous replonge immanquablement dans les « Mémoires » du duc de Saint-Simon, probablement le plus grand chef d’œuvre de l’esprit français. Et je ne pourrai mieux résumer que « Libération » vendredi matin :
« Elle régnait sur le Royaume-Uni depuis 1952 : la reine d’Angleterre, morte jeudi à 96 ans, aura, durant le plus long règne de l’histoire britannique, renforcé l’institution royale et assisté au lent délitement d’un empire planétaire. Icône universelle, elle a traversé un siècle d’histoire sans jamais faiblir, sans jamais se livrer ».
Les pertes, que l’on s’y attende où pas, sont à jamais irréparables, et il était difficile de ne pas être touché par l’émotion du nouveau roi Charles III, en tout cas je l’ai été.
Alors avant de se replonger dans l’actualité vraiment très sympathique de cette rentrée, je n’ai qu’une chose à dire :
Long live the King.
Bon dimanche, amitiés,
Grégory
Bruise Painting “Libras”
Rashid Johnson
2021
© Hauser & Wirth
🇷🇺 Russia’s melancholy oligarchs (Financial Times, September 7, 2022)
Par Max Seddon & Polina Ivanova
Qui a dit que les oligarques n’avaient pas de coeur ?
Déjà dans Le Mage du Kremlin, ce roman subjuguant de subtilité et d’intelligence (et parfaitement écrit), Giuliano da Empoli abordait sous un aspect littéraire (et magistral, ce qui a valu à son livre d’être probablement l’ouvrage le plus cité lors des soirées estivales en Provence-Alpes-Côte d'Azur) la Russie de Vladimir Poutine et plus spécialement un personnage très largement inspiré du technologiste de la politique russe (idéologue mais en plus vendeur, plus tech, plus romanesque aussi — et probablement aussi plus redoutable), le désormais mis à l’écart Vladislav Surkov (la verticale du pouvoir, la fameuse démocratie souveraine, c’est lui, le fan de feu l’immense rappeur Tupac Shakur aussi, et auteur de plusieurs pièces de théâtre publiées sous un autre nom). Pour en savoir plus sur ce personnage de roman (littéralement désormais) il faut lire ce déjeuner avec le Financial Times. Clicker ici📍 (cette interview date d’un peu plus d’un an, un an qui ressemble plutôt à un siècle, et qui nous a soudainement plongé dans une mauvaise science-fiction géopolitique, et comme tout ce que je lis sur la Russie depuis six mois, elle porte en elle le germe de cette abominable guerre qui, quoi que l’on en pense, couvait quand même beaucoup).
Cet article du FT comme je les aime aborde aussi à sa façon, et sous un angle original qui mêle psychosociologie et économie et droit international (juste très HBO en fait), les états d’âme d’oligarques déprimés.
Depuis l’invasion de l’Ukraine, nombreux sont les oligarques qui se sont vus littéralement cancelled par l’Occident qu’ils aimaient tant : propriétés palatiales ou yachts colossaux saisis, private jets et autres hélicoptères cloués au sol, voyages interdits, actifs financiers bloqués, ou même un club de foot vendu dans l’urgence, etc.
Il y aura des séries à réaliser et des livres à écrire sur le destin de ces nouveaux russes qui ont émergé à la chute de l’URSS. Souvent issus de minorités, leurs vies étaient déjà dignes de roman avant le 24 février 2022. Elles le sont encore plus désormais, avec la démonstration de l’expression romaine ci-dessous :
Arx Tarpeia Capitoli proxima (« La roche tarpéienne est proche du capitole »).
Ce que leur reprochent l’Europe et / ou les États-Unis : leur supposée proximité avec le Kremlin, qui en feraient directement ou indirectement des responsables (et financiers) de la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine. Une analyse qui vaut ce qu’elle vaut, et qui poursuit encore un peu plus la logique des sanctions à très grande échelle (déjà discutées la semaine dernière dans cette newsletter).
L’objectif des sanctions contre les oligarques : affaiblir Poutine, espérer un coup d’Etat ou quelque-chose comme ça —> Six mois après, nada de chez nada !
Alors que leur champ d’action s’est soudainement réduit comme peau de chagrin, avec un monde soudainement beaucoup moins fun (au-revoir Saint-Tropez, la Sardaigne, Courchevel, Londres ou Paris, et cetera), beaucoup d’hommes d’affaires russes souvent impliqués de facto malgré eux dans cette guerre, sont forcément pris du blues de la vie d’avant. Du coup, beaucoup sont rentrés à Moscou, où le quotidien est peut-être moins trépidant qu’à l’Ouest, mais où ils s’habituent à ce nouveau paradigme de bannis, qu’ils soient ou pas proches du Président Poutine.
Par ailleurs, c’est qu’après le Covid-19 et ses restrictions traumatisantes pour nos libertés, deux principes importants, 1) celui de la propriété et 2) de circuler à l’étranger (confère le projet de rendre plus difficile pour tous les Russes, et pas seulement ceux sous sanctions, de voyager en Europe) sont totalement remis en cause d’un trait de plume. On peut condamner gravement cette guerre ignoble tout en s’interrogeant sur la boite de Pandore légale ainsi ouverte.
Synthèse : le FT a interrogé 7 tycoons (ainsi que des banquiers ou dirigeants / ex-dirigeants) de groupes industriels. Le constat est sans appel :
« Through interviews with seven Russian tycoons under sanctions — as well as senior bankers, current and former senior executives at major companies, ex-officials, and friends and family — the picture that emerges is of a group of oligarchs opposed to Putin’s war and resentful that it has ruined their fortunes. However, they are also simultaneously embittered at the west, which they believe has scapegoated them for events beyond their control. »
Plus aucun oligarque n’a une réelle influence sur le Kremlin (versus la première cohorte d’hommes d’affaires qui a largement soutenu le Président Eltsine).
Il y a 2 catégories d’oligarques :
Les historiques (ceux convoqués par le nouveau Président, Vladimir Poutine, en 2000, pour leur dire de ne pas se mêler de politique, avec notamment en guise d’avertissement le sort réservé au très moderne Mikhail Khodorkovsky, dont l’empire pétrolier a été démantelé et lui envoyé en Sibérie), qui n’ont semble-t-il plus une grande influence sur le Kremlin depuis longtemps.
Les nouveaux, qui doivent tout leur pouvoir à Vladimir Poutine, et ne risquent donc pas de le challenger.
Un certain ressentiment contre les gouvernements occidentaux apparaît donc en raison des sanctions.
« Instead, they have had a very different impact. Increasingly angry at western « governments, Russia’s oligarchs are scrambling for ways to cling on to what remains of their wealth — including through the sorts of buyout proposals that Fridman presented. »
Les oligarques, dont beaucoup étaient très ancrés à l’Ouest, sont dans une position délicate qui a des airs de tragédie grecque.
D’une part, quand ils sont opposés à la guerre, situation en Russie oblige, les hommes d’affaires ont une liberté de ton très limitée. Certains ont ainsi du vendre leurs actifs en catastrophe pour s’être exprimés contre la guerre de façon trop acerbe.
D’autre part, désavoués par l’Occident, de nombreux oligarques comme le basé à Londres Mikhaïl Fridman ou l’ancien propriétaire de Chelsea Roman Abramovich, se battent d’un côté pour récupérer leurs actifs tout en essayant d’aider à la résolution du conflit, de façon plus ou moins directe et plus ou moins officielle (Abramovich a très officiellement participé aux négociations entre la Russie 🇷🇺 et l’Ukraine 🇺🇦 au début de la guerre, notamment en Turquie 🇹🇷).
« The oligarchs suing the EU include former Chelsea FC owner Roman Abramovich and former Arsenal co-owner Alisher Usmanov and individuals with longstanding ties to Putin such as Gennady Timchenko, his billionaire fellow judo enthusiast described by the EU as a “confidant”, and former deputy prime minister Igor Shuvalov. »
Roman Abramovitch bien-sûr
🎭 The Illusion of Knowledge (Oaktree Insight, September 8, 2022)
Par Howard S. Marks
Howard Marks, dont on a déjà parlé plusieurs fois ici, est le co-fondateur de la société de gestion alternative Oaktree Capital Management, qui gère 164 milliards de dollars. C’est un des meilleurs investisseurs du monde, un des plus écoutés aussi, très littéraire et à ce titre auteur de plusieurs livres et de nombreux rapports - dont celui sur lequel est basé ce poste.
Dans ce papier intitulé L’illusion du savoir, il reprend en gros l’adage attribué à Platon et que je cite souvent : ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα = je sais une chose, c’est que je ne sais rien.
Bien-sûr, avec la situation géopolitique et macroéconomique incandescente, nous sommes tous tentés de lire dans le le marc de café (et même, car c’est franchement très beau, d’aller faire un tour à Delphes, dont je garde un souvenir ému d’un voyage de classe).
Delphes, où exerçait bien-sûr la Pythie. Image de nos amis de Wikipedia.
Il n’existe pas de processus capable de convertir tous les inputs de données pour produire l’output désiré (la prévision).
Concrètement, il est bien trop complexe de prévoir la suite de la guerre en Ukraine, la météo, les réactions des consommateurs, où encore les pannes chez les producteurs d’énergie, pour pouvoir aboutir à une quelconque vision.
« Le grand ennemi du savoir n’est pas tant l’ignorance que l’illusion du savoir » (Daniel J. Boorstin).
Petit rappel : l’économétrie a pour but de modéliser l’économie. Sans modèle, impossible de faire son métier de forecaster par exemple. Or, il est extrêmement complexe de modéliser une économie entière, par exemple l’économie américaine et ses milliards de milliards d’interaction. Du coup ? —> on est obligé de simplifier.
Un problème supplémentaire est le caractère inédit / historique des situations, qui rendent les modèles encore plus aléatoires —> ainsi en fut-il du Covid-19 et de ses multiples effets de bord pas forcément anticipés, notamment avec l’usage des technologies.
Deux notions intéressantes à retenir :
Stationarity = une hypothèse qui prétend que le passé est un guide pour le futur. Cela marche magnifiquement tant que cela n’est pas démenti par les faits !
« Things that have never happened before happen all the time,” says Stanford professor Scott Sagan. »
La règle de Cromwell = il ne faut JAMAIS dire JAMAIS. Si quelque-chose a une chance sur un milliard de se produire et que l’on a à faire un milliard d’interactions dans sa vie, on ira forcément au-devant de surprises.
L’impossibilité de prédire les comportements des agents économiques (versus des électrons par exemple), rend l’économie éminemment compliquée à anticiper et à gérer.
Du coup on fait quoi ;) ?
« Thus, for me, the bottom line is that the output from a model may point in the right direction much of the time, when the assumptions aren’t violated. But it can’t always be accurate, especially at critical moments such as inflection points . . . and that’s when accurate predictions would be most valuable. »
« No amount of sophistication is going to allay the fact that all of your knowledge is about the past and all your decisions are about the future » (Ian H. Wilson, former GE executive).
Pour l’auteur, comme pour beaucoup, la chose la plus sure est encore la qualité des inputs utilisés pour les prédictions. Mais surtout, il semble tout simplement impossible de faire par exemple une prévision sur l’inflation quand on doit combiner la guerre en Ukraine, le comportement des consommateurs, des banques centrales, des pays producteurs d’énergie, et autres aléas.
Comme le disait Howard Marks dans son excellent premier mémo de pandémie Nobody Knows.
« Forecasts create the mirage that the future is knowable » (Peter Bernstein).
Do Forecasts Add Value? —> la réponse est dans la question voilà.
« Forecasts usually tell us more of the forecaster than of the future » (Warrent Buffet) —> dissonance cognitive (un des concepts les plus intéressants de la psycho-sociologie d’ailleurs).
« I never think about the future – it comes soon enough. » (Albert Einstein) —> Q.E.D. (Quod erat demonstrandum = "which was to be demonstrated) = Most forecasts don’t add to returns.
🚀 Why VCs keep investing in the Adam Neumanns of the world (Fast Company, August, 2022)
Par James Surowieck
Dans la torpeur de l’été, Marc Andreessen, un des princes de la Silicon Valley avec son fonds Andreessen Horowitz (a16z) (une trentaine de milliards de dollars sous gestion) annonçait un investissement qui a beaucoup fait jaser sur Twitter : 350 millions de dollars dans Flow, la nouvelle startup d’Adam Neumann, le fondateur de… WeWork.
Mécaniquement cela a fait de Flow, qui veut révolutionner l’immobilier résidentiel en le rendant plus accessible, plus tendance, plus tech (un peu l’idée initiale de M. Neumann avant de fonder WeWork), une… licorne, même si on a de plus en plus de mal à supporter le terme.
Du coup beaucoup se sont demandé pourquoi miser sur un entrepreneur dont la précédente société de bureaux partagés est passée de 47 milliards de dollars de valorisation à une valorisation inférieure à 5 milliards de dollars (selon les cours de bourse) — devenant au passage une sorte d’icône de la culture populaire, notamment dans la formidable séries visible sur Apple TV+, qui est un cours de management à elle toute seule. C’est que la figure de Neumann est captivante, mêlant destin prométhéen et management en mode un peu balagan quand même. Le tout avec le soutien de Masayoshi Son (a.k.a. Masa), le tout-puissant patron de SoftBank.
Adam Neumann est, sans nul doute, un mage, et il a bâti une société qui cotait quand même vendredi 3,16 milliards de dollars (= trois licornes en même temps). Et il a bâti également un énorme savoir-faire sur le secteur immobilier, le segment résidentiel étant l’un de ceux où la nécessité d’innovation (en matière d’organisation des espaces de vie mais aussi d’accession à la propriété et de démocratisation des centres-villes) est la plus criante.
Aussi, dans la Vallée, comme pour le controversé ancien CEO-fondateur de la plateforme Uber, Travis Kalanick, l’expérience, même discutable, est un facteur clé de succès (on mise sur les serial-entrepreneurs, et tout cela a une immense importance).
« VCs’ preference for entrepreneurs with previous experience is long-standing and profound. For instance, a 2007 study found that compared with novice entrepreneurs, those who had previously founded venture-backed companies were able to raise venture capital earlier in the process, and that across the board serial founders raised more venture capital in general. »
Surtout, la chute de WeWork n’était en réalité qu’un demi-échec puisque certains investisseurs ont gagné énormément d’argent en misant sur Adam :
« Benchmark Capital, the VC firm that was the first major investor in WeWork, put money into the company at a valuation of $100 million, which means that it plausibly got a return on its investment of somewhere between 30 and 60 times that (depending on what endpoint you want to choose). »
🎨🖌 An A.I.-Generated Picture Won an Art Prize. Artists Aren’t Happy (New York Times, 2 September, 2022)
Par Kevin Roose
La semaine dernière, le monde de l’art était en émoi. La cause, une oeuvre produite par une intelligence artificielle a gagné un prix à une foire d’État organisée dans le Colorado. Vous pouvez trouver le tableau, qui s’appelle littéralement « Théâtre D’opéra Spatial » un peu plus bas.
« But one entrant, Jason M. Allen of Pueblo West, Colo., didn’t make his entry with a brush or a lump of clay. He created it with Midjourney, an artificial intelligence program that turns lines of text into hyper-realistic graphics. »
Concrètement, M. Allen, qui dirige une société dans les jeux-vidéos, a fourni des lignes de texte au logiciel Midjourney, charge à ce dernier de produire ce qui est devenu une peinture.
L’artiste aidé de son logiciel a été rapidement fasciné par ce qu’il pouvait faire avec cette technologie :
« Mr. Allen became obsessed, creating hundreds of images and marveling at how realistic they were. No matter what he typed, Midjourney seemed capable of making it. »
Au-delà du caractère anecdotique, ce prix est l’un des premiers à mettre en exergue les nombreuses questions éthiques qui seront immanquablement soulevées par l’usage de l’intelligence artificielle par les artistes, confirmés ou pas (mon intuition personnelle est qu’il va falloir compter dans le futur avec des robots artistes. Par exemple, on pourra dire en 2040 : « je suis fan du travail de Midjourney Alpha 7 », etc).
On se souvient tous des débats, in due time, soulevés par la photo ou le cinéma ou internet ou les séries ou les blogs, etc. On a systématiquement crié à la fin d’un monde remplacé par un nouveau (taxé en général de pas légitime, de superficiel, etc). Mais l’art n’est pas un jeu à somme nulle, et même Baudelaire, le pauvre, s’est trompé, en qualifiant la photo « d’ennemi mortel ».
Alors bien-sûr, la controverse soulignera qu’ici c’est plus grave. Plus grave car l’intelligence artificielle s’inspire, copie, recopie, des millions d’artistes (principe du deep learning) et que du coup cela menace directement le travail de ceux qui en vivent. Je pense personnellement que cette prise de position est aussi illusoire qu’était celle de casser les robots dans les usines pour sauvegarder le travail humain. Ce n’est pas ainsi que l’on préparera notre avenir (i.e. être meilleur que les robots dans ce que l’on fait).
Jason Allen’s A.I.-generated work, “Théâtre D’opéra Spatial”